MON HISTOIRE DES DEBUTS DES ATELIERS VARAN
Jean-Noël Cristiani, Paris le 14 Février 2025
C’est un récit du commencement des Ateliers Varan, à la première personne. Chacun devrait pouvoir s’y retrouver un peu, je l’espère.
« Fermons la télé. Ouvrons les yeux. »
En Mai 68 aux Etats Généraux du Cinéma « la nécessité absolue de mettre le cinéma au service du peuple », entraîne des débats sur la transmission. Jean-Pierre Beauviala par son «analyse des instruments dont on dispose » permet de mettre en route ce qui aurait pu rester chimérique. Jean Rouch lance des idées nées de son propre apprentissage et de ses expériences pédagogiques. Les télévisions officielles ignorent ou formatent la vie des gens. Rouch a l’idée d’un réseau international diffusant des films tournés par les personnes elles-mêmes. S’exprimer par le cinéma en dépassant les grilles analytiques formatées se fonde sur une innovation technique apparue en 1965 : le super 8mm. Rouch revit ce temps de renaissance que fut peu d’années avant, en 1960, l’apparition du « cinéma direct ». Des cinéastes bricolaient ou expérimentaient un matériel de tournage portable, synchrone, inventé pour les libérer de nombreuses contraintes. Le super 8mm, ses nouvelles caméras amateurs portatives légères, sont financièrement plus abordables que le 16mm. Dans l’élan de 68, et comme première étape de son projet, il crée le premier enseignement pratique de cinéma documentaire à l’Université Paris X Nanterre, l’année universitaire 1968-69.
L’ENSEIGNEMENT DU CINEMA A L’UNIVERSITE, « Le mur du fond »
Les cours ont lieu le vendredi. Le matin Jean Rouch projette son histoire du cinéma. Des films burlesques précèdent toujours des films documentaires. Il lie le rire subversif, la précision technique des comiques, à l’audace de ses « ancêtres totémiques ». Il sait faire vivre l’aventure et la révolution documentaire de Flaherty, qu’il a connu. Vertov, qu’il admire pour ses films rhapsodiques, ouvre l’immense diversité expérimentale du cinéma du réel. Dans ces matinées Jean Rouch nous laisse découvrir les trésors du cinéma, sans préconiser de modèle. Il donne l’envie de continuer notre découverte par la fréquentation quotidienne de la Cinémathèque. C’est ce que nous faisons en remplaçant des cours universitaires par les séances créées par Henri Langlois. A la Cinémathèque on peut voir tous les films grâce à « Ce dragon qui veille sur nos trésors » comme l’appelait Jean Cocteau. Aller à la Cinémathèque ça éveille, ça éclaire et ça nourrit. Wim Wenders disait : « La meilleure école du monde est à Paris. C’est la Cinémathèque Française. ». Nous avions la chance d’avoir cette écoles buissonière.
Se familiariser avec son outil demande de connaître tous les détails de la mécanique de la caméra. Intérioriser l’unité de mesure des bobines de 3 minutes de film forme à la sensation de la durée. L’après-midi, Roger Morillère, opérateur de prise de vue, nous apporte de sa collection, une caméra 16 mm, chaque fois différente, qu’il nous fait démonter et remonter. Ainsi nous pouvons prendre en main un large éventail de matériel. Philippe Boucher, ingénieur du son, nous initie au magnétophone portable Nagra.
Pour des raisons budgétaires l’Université n’a acquis qu’un seul équipement. C’est un ensemble portable de vidéo amateur lancé en 1967, formé d’un magnétoscope et d’une caméra. Des jeux avec l’ensemble portable sur la pelouse de la faculté, sous la direction farfelue de Vincent et Séverin Blanchet, un cours de gymnastique mis au point par Jean Rouch et Xavier de France pallie au manque de matériel . Un cinéaste doit avoir « un bon jeu de jambes ». La liberté vient aussi de là. On connaît sa fréquentation de Rimbaud « l’homme aux semelles de vent » dont Rouch a toujours dans sa poche les poésies. Chaque vendredi soir nous avançons vers le mur du fond du grand couloir de la fac une lampe de poche attachée sur le front. A la fin de l’année la tâche de lumière projetée sur le mur étant presque stable il nous sacre « cinéastes ». Nous le croyons! Et nous avons l’audace de faire des films.
LA PEDAGOGIE DE JEAN ROUCH, « Faire des bêtises avec enthousiasme »
Quel rapport peut il y avoir entre le cinéma documentaire et le burlesque? Aux débutants qui ont peur de déranger les personnages, leur vie quotidienne avec une caméra et un micro, le sorcier Jean Rouch donne un talisman. Comment ouvrir la réalité, comment y entrer, accentuer la dynamique et la rendre visible si on est paralysé par le mythe de l’objectivité et si on a peur de perturber par sa présence? Le personnage burlesque perturbe un ordre par les maladresses apparentes de son corps, qui sont en fait des mouvements acrobatiques. « Cela m’intéresse plus de provoquer la réalité par la présence de la caméra, que de prétendre filmer la réalité telle quelle est » déclare Rouch. Quand il monte Les maîtres fous avec Suzanne Baron, monteuse des Vacances de Monsieur Hulot de Jacques Tati, il rencontre le maître. Jacques Tati vient chaque soir raccourcir un plan de quelques images afin de renforcer un gag de son film qui passe dans les cinémas. Il démontre à Rouch que la perfection rythmique est essentielle à la puissance du burlesque, modèle de précision de l’art cinématographique. Le rire est dû à l’entraînement physique hérité des arts du cirque, du music hall, de la prestidigitation… Mack Sennett créateur de ce cinéma est comédien, danseur, acrobate. « Le burlesque c’est le lyrisme surréaliste » dit Robert Desnos. Le désordre est le rêve libérateur et c’est le cinéma de ce rêve. Rouch est proche des Surréalistes. Je comprends mieux le mélange de fantaisie, de liberté et de discipline que Rouch insuffle à son enseignement et que partage son équipe. « Il faisait des bêtises avec enthousiasme » dit de lui un collaborateur, Philippe Constantini. citant Colette. Rouch donne l’exemple. Sa devise est « Pourquoi pas ?». Si on ne laisse pas entrer les erreurs comment le vrai entrera ?
L’enseignement à l’Université n’est pas la première expérience pédagogique de Jean Rouch. En 1956 il fonde, à Venise, le Comité International du Cinéma et de la Télévision (CICT) avec Roberto Rossellini. Ensemble, ils organisent un atelier collectif de création où se retrouvent les futurs réalisateurs de la Nouvelle Vague. D’autres ateliers suivront en Afrique. Rouch emploie avec nous la vieille tradition orale malienne de « la parenté à plaisanterie » qui autorise des membres d’une même famille à se moquer, et ce sans conséquence. Par ce moyen de décrispation sociale, il enseigne à ses étudiants une façon de se rapprocher de l’autre dans un rire partagé qui crée la confiance.
L’ENSEIGNEMENT PAR LA PRATIQUE
Rouch choisit d’enseigner le cinéma comme il l’a appris lui-même, en le pratiquant. Sa découverte de la cinématographie en réalisant son premier film s’allie à sa fréquentation assidue de la Cinémathèque. Jeune ingénieur diplômé des Ponts et Chaussées Rouch s’échappe de la France occupée pour l’Afrique. Il rejoint la Division Leclerc. Il est envoyé à Berlin à la tête d’une patrouille de reconnaissance du Génie. Au marché noir on trouve une caméra Arriflex et des pellicules 35mm Perutz pour un carton de Beef and beans. Il écrit un poème et veut en faire un film Couleur du temps, Berlin août 1945. Il part en permission à Paris demander conseil à Jean Cocteau. Le maître lui apprend qu’il doit filmer avec une équipe professionnelle, un opérateur, un directeur de la photo, le camion son avec ses techniciens… La lourdeur éteint l’enthousiasme du néophyte.
A la fin de la guerre il retourne à Paris. Il cherche du travail auprès de son ancien patron, qui a collaboré, construisant le mur de l’Atlantique.
- « Qu’est-ce que vous avez fait pendant ces quatre ans ? »
- Moi j’ai fait la guerre. Répond Rouch
- Quel temps perdu !
Rouch se lève et sort sans un mot.
- J’avais payé ma dette à la France. J’étais libre ! »
Avec deux amis il décide de descendre le fleuve Niger en pirogue « notre règle de vie était de faire ce que nous aimions… ». Ils sont correspondants de l’Agence France Presse et Rouch filme. Il ne sait pas comment tourner un film. Il va chercher conseil auprès de copains. Jean Lods, co fondateur de l’école de cinéma IDHEC «qui voulait nous aider, nous dit, il faudrait que vous partiez avec des opérateurs… La même histoire que Cocteau ! ». Un copain Edmond Séchan conseille « Va aux Puces on trouve des caméras. » Il achète une caméra « pour mille balles » (140 €). A cette époque le 16 mm est le format des films de familles. Les militaires américains ont filmés les combats, le débarquement, la libération des camps, avec des petites caméras d’amateur 16mm, sans le son. Quand Samuel Fuller, John Huston, Georges Stevens et les cinéastes engagés repartent, beaucoup vendent aux Puces leur caméra Bell and Howell. C’est l’une d’elles que Rouch achète. A la différence des cinéastes américains qui retournent à Hollywood retrouver le cinéma de studio et affronter l’industrie cinématographique en son sein, Jean Rouch contourne les conventions de l’industrie. Son travail ouvre un sentier à l’écart du studio et de la « qualité française ».
En 1946 un avion conduit en Afrique les trois aventuriers et une équipe de jeunes explorateurs, pour laquelle leur copain Edmond Séchan est opérateur. Lors d’une étape en plein désert l’avion rate le décollage. Pendant la réparation Edmond Séchan donne quelques cours particuliers au jeune débutant Rouch. Il lui apprend à charger la caméra, à la nettoyer, à bien conserver la pellicule en climat chaud et humide et quelques autres consignes élémentaires. Cela suffit à Rouch pour se lancer dans le cinématographe, sans être passé par une école, mû par l’urgence et l’inspiration. Il apprend en faisant, selon le précepte : le savoir s’acquiert en se trompant. Quand le jour du départ l’équipe embarque dans la pirogue le novice laisse tomber le pied de caméra au fond du fleuve Niger. Il ne filmera jamais avec un pied.
« Quelquefois les professionnels du cinéma se sont irrités de l’imperfection technique de certains plans, des lignes d’horizon penchées, des raccords de montage atypiques, de l’allure chaotique de films soumis aux aléas de l’instant et de l’improvisation. C’est ce côté inachevé, voire «fauché» de son cinéma, ces traits auxquels il tenait par-dessus tout, qui l’ont laissé en marge du «grand cinéma»… Les Maîtres Fous, Moi un Noir, La Pyramide humaine, Chronique d’un été ont jeté un pavé dans la mare des écoles de cinéma. C’était un défi lancé à tous les professionnels, à tous ceux qui pensaient savoir, à tort ou à raison, comment il fallait faire des films. » écrit Jean-Paul Colleyn.
Quelques siècles avant, Jean-Honoré Fragonard accusé d’obscénité répond: « L’obscénité c’est le léché. »
Jean Rouch confie que grâce à ce pied perdu il à découvert une autre présence au monde. « La caméra devient aussi vivante que les hommes qu’elle filme… » dit Rouch. Ce que Friedrich Wilhelm Murnau annonce déjà en 1924 avec « die entfesselte Kamera », la « caméra déchaînée ». Chez le jeune Jean Rouch il y a la rencontre de l’esprit de la Résistance, de la colère libératrice face aux petits arrangements de la vie politique, et de tous les possibles que permettent les techniques légères du cinéma amateur. Le débutant renoue avec le rêve à l’origine du cinématographe d’un esprit et d’un corps libres et en mouvement.
« Partager mon regard »
Les Actualités françaises achètent les images de Rouch. Les professionnels éliminent les nombreux défauts, ajoutent une musique pseudo africaine et des images d’animaux qui ne vivent pas au bord du grand fleuve. Le commentateur du Tour de France dit Au pays des mages noir, avec la condescendance due aux « sauvages ». Bien qu’en voyant des professionnels au travail il comprenne certains ressorts de la dramaturgie et du montage, Rouch sent qu’il a trahi ses amis africains. Par ce détournement il s’agit de propager « La mission civilisatrice de la France ». Après cette douloureuse initiation il ne jure que de revanche : «J’étais furieux. Ca allait contre quoi il fallait lutter. J’avais honte. Je n’oserais jamais montrer ce film à mes amis nigériens. Le Noir de cette époque était un Noir humilié, tout nu. Il fallait recommencer en prenant le temps de faire un autre film, pour montrer une Afrique qu’il fallait découvrir. Découvrir ça veut dire connaître. Pour connaître je devais partager mon regard avec les gens que j’avais regardés. »
« Un cinéma au rabais »
Le vendredi soir, après le cours de cinéma à l’Université, la famille Blanchet offre son hospitalité chaleureuse à son domicile du Quai Bourbon. S’y retrouvent souvent Jean Rouch, Jean-Pierre Beauviala, Jacques d’Arthuys, des étudiants de Paris X, François Pain, André Van In. Lors de soirées arrosées de Gris Meunier, nous imaginons des projets et des façons de les réaliser. L’ambiance festive de nos rencontres nous semble devoir accompagner tout ce que nous réaliserons ensemble. On rêve de contourner l’idéologie des télévisions officielles, et «que les nouveaux outils permettent aux peuples d’exprimer leurs identités culturelles».
En 1977 la jeune république du Mozambique est prise dans une guerre civile. Le gouvernement décide de doter le pays d’une infrastructure cinématographique totalement dédiée à la révolution et au développement populaire. L’attaché culturel français Jacques d’Arthuys, souhaite que son ami Jean Rouch s’associe à cette initiative. Pendant un premier séjour en 1977, le tournage d’un film est organisé dans une usine de bière auto gérée. C’est à la fois une prise de contact avec le monde ouvrier et la démonstration technique pour les étudiants en cinéma de l’Institut National de Cinéma d’un plan séquence marché avec une caméra 16mm.
L’année suivante, le Mozambique invite des cinéastes connus à filmer le pays. Il répond qu’il ne fera pas de film. Il propose que ce soient les Mozambicains, des non cinéastes, qui filment après une brève prise en main des équipements dans un atelier. La cinématographie, ne s’enseigne pas avec des modèles ou dans un cours magistral. Le savoir n’est pas détaché d’une expérience, d’un désir. Il s’incarne pour chacun dans un passage à l’acte, une réalisation. Un atelier de formation au cinéma documentaire fondé sur la pratique est créé. Dans cette expérience de réalisation qui s’étend de juin à septembre 1978, Rouch confirme sa pédagogie grâce à un équipement complet super 8mm, caméras, laboratoire, projecteur et visionneuses de montage. Françoise Foucault se rappelle le programme: « on tourne le matin, on développe à midi, on monte l’après-midi et on projette le soir ». Chaque tournage est projeté et commenté, permettant une réflexion avant le prochain tournage. C’est là que ce produit un renversement essentiel au cinéma du réel, « C’est ce que je trouve qui m’apprend ce que je cherche » selon la formule du peintre Pierre Soulages. Comme le fleuve le réel trace son propre cours. Chaque réalisateur ou réalisatrice réalise son film, les Mozambicains témoignant de leur propre réalité.
Ce type d’Atelier populaire ne convient pas à l’Institut National de Cinéma, favorable à des films plus « professionnels ». Jacques d’Arthuys résume les critiques entendues « On juge couramment que le super-8 est un cinéma au rabais et presque tous les professionnels l’ont redit à propos du travail fait à Maputo … Autre série de critiques : l’expérience du Mozambique est démagogique, il n’y a pas de cinéma sans spécialisation, sans savoir élaboré, sans hiérarchie… Un spécialiste de la communication… l’a jugée néo-coloniale parce que financée par la Ministère des Affaires Etrangères français. Tel n’a pas été l’avis de la Télévision Mozambicaine, qui, pour son inauguration, en 1979, a choisi la série complète de films réalisés par l’Atelier. » Toutes les réticences provoquent notre fougue et déclenchent l’aventure des Ateliers Varan. Cet atelier encadré par des étudiants en cinéma de Paris X inspire la pédagogie du premier stage en été 1980 de ce qui sera Varan.
SINGULARITE DE VARAN
« Bien avant que tant d’écoles de cinéma ne s’installent aux quatre coins du monde, et alors même que ne cessait de s’expérimenter, vif et vivace, un cinéma de l’autonomie, dit « léger », dit « direct », un cinéma, bref, très artisanal, en 16mm et son direct synchrone, et alors que Jean Rouch, Jean-Luc Godard et Pierre Perrault, et John Cassavetes, et Eric Rohmer, pour ne citer qu’eux, filmaient ainsi depuis dix ou quinze ans, les Ateliers Varan se donnèrent pour mission de former non seulement des jeunes cinéastes du monde entier, mais de les former à devenir eux-mêmes des formateurs. La singularité de Varan est d’abord là, dans cette boucle heureuse qui relie l’apprentissage et la pratique. » Jean-Louis Comolli
Au Ministère des Affaires Extérieures Jean Rouch et Jacques d’Arthuys trouvent l’accord pour qu’un stage de formation international à la réalisation documentaire ait lieu à Paris. Les Ambassades mobilisées envoient des boursiers d’Amérique du Sud, de Madagascar… Un grand appartement rue d’Iéna est mis à disposition. Le stage se fait avec l’équipement Super 8mm. Jean Rouch, son assistant et complice à Paris X Vincent Blanchet font appel à Philippe Costantini, Nadine Wanono, Dominique Terre de retour du Mozambique et à d’autres anciens étudiants de Paris X et cinéastes, Alain Martenot, et moi. André Van In, malgré son expérience de réalisation du film Geel tourné avec Vincent, doit jouer le stagiaire belge afin que nous ayons l’aide complète du Ministère. Il fera très bien son personnage. A la demande pressante et unanime des étudiants qu’il a assistés si amicalement comme chargé de cours avec son frère Vincent, Séverin Blanchet est intégré dans les formateurs. Jean Rouch passe quelquefois avec son ami Enrico Fulchignoni assister à la projection de rushes. Trop pris par ses films Rouch intervient peu, tout en soutenant sans relâche le groupe. Jean-Pierre Beauviala donne un cours d’optique et de mécanique, lumineux et mémorable. Le stage se développe dans deux pièces séparées, matérialisant deux tendances pédagogiques. Vincent Blanchet accroche des hamacs dans le grand salon. Avec Jacques d’Arthuys ils « prêchent», quelquefois allongés, les valeurs humaines et révolutionnaires du cinéma documentaire. Ils reprennent ainsi le projet originaire de Mai 68 « de la nécessité absolue de mettre le cinéma au service du peuple ». La vocation de cet atelier, et de tous ceux qui suivent, est « de former non seulement des jeunes cinéastes du monde entier, mais de les former à devenir eux-mêmes des formateurs ». Après ces plaidoyers Vincent montre le matériel et lance son groupe dans le tournage d’un film réalisé en commun par les 4 stagiaires sud américains La princesse Mimi. De nombreuses séquences sont sur Béton vibré le groupe de rock de Vincent et Séverin. Dans une autre pièce Séverin Blanchet, les anciens du Mozambique et moi développons une autre méthode. Nous synthétisons la formation développée au Mozambique et mon expérience des 3 ateliers faits à la demande du cinéma Lux de Caen. Les stagiaires précisent les sujets de films. Nous distribuons jusqu’à quatre cassettes de 3 minutes en fonction des séquences à tourner, préalablement décrites. Les pellicules à développer sont portées le soir au laboratoire Kodak de Sevran dans la région parisienne. Le lendemain nous visionnons avec tous les stagiaires les rushes. Nous avons le bonheur de voir des images différentes des descriptions d’avant tournage. Nous en discutons avant un nouveau tournage.
Répondant à une demande de travelling, Vincent apporte des patins à roulettes. Il entraîne les stagiaires qui traversent les salles à toute vitesse, où chutent devant l’écran en pleine projection… Vincent inaugure ainsi une suite de bricolages surprenants sur le matériel qu’il opère en direct dans la salle de cours. Cette pratique ingénieuse perpétue la dynamique des débuts du cinéma direct où l’inventivité s’allie avec l’amour de l’imprévu. Les frères Maysles construisent leur caméra avec des parties d’autres caméra. Jean Rouch bricole ses chariots de travelling. Une pirogue sur le fleuve Niger, une brouette, préludent à la 2CV que poussent en 1961 Michel Brault et Rouch pour le travelling de Chronique d’un été.Vincent Sorel raconte : « Tournée en travelling arrière, Marceline Loridan marche en direction de la caméra… le Cameflex est placé dans la 2 CV de Rouch : bloqué au fond du coffre, le viseur de l’appareil est alors obstrué. Brault et Rouch, chacun appuyé sur une des ailes de la voiture, abandonnent la caméra afin de pousser le véhicule, qu’ils laissent ensuite s’éloigner et s’arrêter seul. …même si leur équipement était préparé par André Coutant – qui a dessiné le Cameflex chez Éclair – le synchronisme restait très approximatif. … Alors que la volonté technique est d’être en prise directe avec ce que l’on filme (la visée reflex fait partie du dispositif idéal), cette séquence emblématique des prémices du cinéma direct est non seulement tournée à l’aveugle, mais les cinéastes ne peuvent pas entendre ce que dit Marceline. Il s’agit d’un son direct, l’image et le son étant enregistrés dans le même mouvement et en même temps, cependant le synchronisme reste artisanal… ».
Pendant ce stage les formateurs montent avec les réalisateurs sur des visionneuses. Elisabeth Kapnist monteuse et réalisatrice intègre le groupe. Un des nerfs de notre pédagogie ce sont aussi les soirées festives que nous passons tous ensembles et qui causent souvent des retards aux cours des matins. Dans ce bouillonnement désordonné et créatif chaque stagiaire de notre groupe fait son film en super 8mm. Les 9 films offrent des images diverses et fortes de la vie à Paris. Un film de stage, Sous le pont Mirabeau, du jeune poète malgache Elie Rajaonarison déclenche une polémique violente entre nous. Elle révèle les différentes tendances cinématographiques qui existent dans le groupe Varan. Le réalisateur choisit de dire un poème en prose, superbe de douceur et de révolte contre la fascination exercée par la culture de l’ancienne puissance coloniale. Sa voix off, reprenant des vers d’Apollinaire, s’associe à des images. Elles enchâssent des séquences de vie en cinéma direct. La voix off et les images inspirées par les paroles, sont jugées hétérodoxes. Nous nous sentons tous inspirés par le cinéma direct. L’éthique de la relation filmeur filmé nous semble à tous essentielle. Faut il interpréter toutes les individualités et les cultures en cinéma direct ou laisser l’expression sans greffe ? Ceux qui défendent sa pratique stricte pour la formation débattent avec ceux qui admettent un cinéma «direct impur». Ils prennent comme exemple les films de Rouch, avec sa voix de conteur et sa fantaisie de mise en scène. Il fut l’un des précurseurs du cinéma direct. L’autonomie donnée par ce mouvement amplifia sa liberté créatrice dans le cinéma du réel comme dans la fiction, la comédie, le conte.
Théoriser ou éclairer certains aspects de l’histoire du cinéma, est conçu comme risque de formatage et de dénaturation des identités particulières et de « l’inspiration du moment » au profit de modèles. Certains d’entre nous ne partagent pas cette méfiance envers la connaissance. Henri Langlois créateur de la Cinémathèque Française est proche. Né à Izmir, il dit que les films, comme les tapis, doivent être sortis et donnés à voir pour rester en vie. Henri Langlois met en scène des programmes miraculeux. Son sens poétique révèle la magie du cinéma, qu’il appelle « l’art du sommeil ». « Je ne dis jamais : ce film est bon, ce film est mauvais. Ils le découvrent par eux-mêmes. Je ne les aide jamais, je ne leur enseigne jamais rien. Je mets de la nourriture sur la table, ils la prennent, ils la mangent et ils continuent à manger. Tout ce que je fais c’est de leur donner de la nourriture, encore et toujours ». Confiant dans les capacités digestives des stagiaires, le stage suivant, Pierre Baudry réussit à animer un séminaire. Puis Jean Rouch projette son histoire du cinéma en partenariat avec la Cinémathèque Française. Ainsi s’ouvre la possibilité pour Varan d’être un lieu de réflexion sur le cinéma du réel.
LE NOM VARAN, Les voleurs de Marsipulami,
Comme beaucoup de groupes notre vie idéologique est tourmentée. Les réunions, les débats se succèdent, les exclusions, les départs et les arrivées de nouveaux membres aussi. André Van In qui nous accompagne depuis le début est officialisé. Il fait entrer Pierre Baudry. Lors du deuxième stage en 1981 nous cherchons un nom à ce groupe et ne le trouvons pas. Une étudiante égyptienne de Jean Rouch nous fait miroiter la création d’un atelier en Egypte. Nous rêvons tous d’aller aux bords du Nil. Un de nos nouveaux collègues Jean-Loïc Portron et Severin Blanchet, lecteurs de bandes dessinées, associent nos voeux à leur connaissance encyclopédique des aventures de Spirou et Fantasio. Dans Les voleurs de Marsipulami, un varan s’échappe d’un zoo en criant « vite au Nil ! ». Nous sommes comme ce varan. Notre nom est trouvé. Le stage en Egypte se fait… trente ans après.
Les Ateliers Varan ont aussi une réalité économique et administrative. L’administratrice Chantal Roussel et le président Jean-Pierre Beauviala, veillent à l’organisation nécessaire de ce groupe exubérant. Ils sauvent de nombreuses fois Varan de naufrages et de faillites. Le relais se transmet jusqu’aujourd’hui avec la même rigueur et le même engagement.
MODERNITE DU CINEMA DIRECT
La nécessité d’inventer un nouveau dispositif de tournage afin de filmer au plus près, avec les personnages existe depuis l’origine du cinéma. De nombreuses années il a fallu se passer du son synchrone afin de préserver la présence particulière permise par les caméras légères ou d’amateurs. Richard Leacock qui assiste Robert Flaherty sur Louisianna Story observe :« Je me suis aperçu que lorsque nous travaillions avec de petites caméras, nous avions une mobilité exceptionnelle, nous pouvions faire tout ce que nous voulions et nous obtenions un merveilleux sens du cinéma. Mais dès que nous devions filmer du dialogue en son synchrone, toute la nature du film était modifiée. C’était comme si le film s’était arrêté. Nous avions de très lourds enregistreurs à disques et la caméra devenait une espèce de monstre qui pesait cent kilos. Flaherty préférait cela à la post synchronisation qui ne donne qu’une fausse spontanéité. Il était tout à fait conscient de ce problème : il était impossible de filmer correctement des séquences sonores où les gens parlaient entre eux et nous communiquaient leurs émotions… Rien ne pouvait être fait jusqu’à l’invention du transistor, qui rendit portable l’équipement sonore et permit la synchronisation. »
De jeunes cinéastes du Québec des USA et de France vont bricoler ou susciter l’invention d’appareils portables synchrones. C’est ce mouvement de la fin des années 50 qu’on appelle cinéma direct. Au contact du réel filmé les récits, leur forme se réinventent, le corps de l’artiste participant à cette écriture grâce aux équipements légers. Caroline Zeau le définit ainsi :« Dans tous les cas, il est question de réinventer le cinéma au contact du monde, de réduire l’encombrement des intermédiaires superflus (lourdeurs techniques, usages professionnels) et de renoncer au contrôle de l’univers filmé pour atteindre-ou retrouver- une qualité de présence fondée sur le principe de participation »
Depuis l’origine des Ateliers Varan en 1980 la formation est articulée sur le cinéma direct. Aujourd’hui nos équipements de tournage et nos façons de filmer en sont le fruit. Sans que nous en ayons conscience quand nous filmons nous avons en nous toute une histoire. La situation de certains ateliers ont des similitudes avec des moments de création de ce cinéma. Quand l’Atelier Varan Vietnam commence en 2004 les films documentaires nationaux sont des images sonorisées par une voix off. Un des effets de l’atelier fut d’initier un cinéma synchrone et de remplacer le commentaire officiel par les voix des Vietnamiennes et des Vietnamiens. Ce qui ne fut pas toujours accepté par la censure. Cela rappelle les débuts du cinéma direct synchrone aux USA par de jeunes journalistes saturés de documentaires où le commentaire off rendait l’image non parlante inutile.
Le projet d’un Atelier Varan au Sri Lanka en 2026 vient de la volonté d’un groupe de jeunes cinéastes sri lankais de réaliser et de montrer un autre cinéma que celui, inspiré par le cinéma hollywoodien, qui occupe les festivals du pays. On pense à la révolution tranquille des années 50, qui est un mouvement de réappropriation culturelle d’où nait un cinéma nouveau au Québec, à l’ONF au sein du « studio français ». Pour donner une idée de l’esprit documentaire qui règne alors, il suffit de dire que les plans du studios de L’Office National du Film qui sont alors construits à Montréal reproduisent en tous points ceux du modèle hollywoodien. On aura seulement pris soin d’en réduire la taille au quart. L’idéal esthétique et les procédures techniques qui règnent, même dans le documentaire, sont une imitation du cinéma de studio hollywoodien. Michel Brault, Technicien inventif, entré à l’ONF comme caméraman et éclairagiste, dit « Je me donne 2 ans pour changer tout ça ». En 1958 Les raquetteurs est le premier film tourné avec une technique que Brault a développée, la caméra à l’épaule. Marcel Carrière y tentera le tournage synchrone avec l’enregistreur Sproketape. Le documentaire et le cinéma à sa suite ne sera jamais pareil.
Notre collègue Marie-Claude Treilhou dit le sens du cinéma direct pour l’apprentissage à Varan:« N’est-ce pas le seul outil dont nous disposons pour faire comprendre ce qu’est le cinéma, ce qu’est la mise en scènes du réel, sa mise en forme, ce qui le rapproche de la fiction et fait trembler justement toutes les frontières, ce qui les questionne le mieux… ce qui est le plus fort garant de justesse et de profondeur, le plus subversif, ce qui “témoigne” des tréfonds poétiques de l’être, ce qui renvoie aux jardins d’enfants les procédés “nerveux”(nouveau mot d’ordre), à proprement parler hystériques, de ce que font les télévisions de plus misérable, nous faisant honte à tous? Ce qui résiste au temps (en amont, en aval), à la fureur de l’utilitarisme, ce qui rend une dignité à ce “jeu” de toute existence, équivoque, complexe, paradoxal?… De bannir radicalement le principe de l’interview de tous les films de stage… et n’y avoir recours qu’en toute dernière instance? Que l’on sache qu’ici, c’est cela que l’on trouvera. »
Avec sa devise, Jean Rouch nous invite à l’imagination et à l’audace : « Pourquoi pas ? »
Jean-Noël Cristiani, Paris le 14 Février 2025