MON HISTOIRE DES DEBUTS DES ATELIERS VARAN

Jean-Noël Cris­tiani, Paris le 14 Févri­er 2025

C’est un récit du com­mence­ment des Ate­liers Varan, à la pre­mière per­son­ne. Chacun devrait pou­voir s’y retrou­ver un peu, je l’espère.

« Fer­mons la télé. Ouvrons les yeux. »

En Mai 68 aux Etats Généraux du Cinéma « la néces­sité absolue de mettre le cinéma au ser­vice du peuple », entraîne des débats sur la trans­mis­sion. Jean-Pierre Beau­viala par son «analyse des instru­ments dont on dis­pose » permet de mettre en route ce qui aurait pu rester chimérique. Jean Rouch lance des idées nées de son propre appren­tis­sage et de ses expéri­ences péd­a­gogiques. Les télévi­sions offi­cielles ignorent ou for­ma­tent la vie des gens. Rouch a l’idée d’un réseau inter­na­tion­al dif­fu­sant des films tournés par les per­son­nes elles-mêmes. S’exprimer par le cinéma en dépas­sant les grilles ana­ly­tiques for­matées se fonde sur une inno­va­tion tech­nique apparue en 1965 : le super 8mm. Rouch revit ce temps de renais­sance que fut peu d’années avant, en 1960, l’apparition du « cinéma direct ». Des cinéastes brico­laient ou expéri­men­taient un matériel de tour­nage portable, syn­chrone, inven­té pour les libér­er de nom­breuses con­traintes. Le super 8mm, ses nou­velles caméras ama­teurs por­ta­tives légères, sont finan­cière­ment plus abor­d­ables que le 16mm. Dans l’élan de 68, et comme pre­mière étape de son projet, il crée le pre­mier enseigne­ment pra­tique de cinéma doc­u­men­taire à l’U­ni­ver­sité Paris X Nan­terre, l’année uni­ver­si­taire 1968-69.

L’ENSEIGNEMENT DU CINEMA A L’UNIVERSITE, « Le mur du fond »

Les cours ont lieu le ven­dre­di. Le matin Jean Rouch pro­jette son his­toire du cinéma. Des films bur­lesques précè­dent tou­jours des films doc­u­men­taires. Il lie le rire sub­ver­sif, la pré­ci­sion tech­nique des comiques, à l’audace de ses « ancêtres totémiques ». Il sait faire vivre l’aventure et la révo­lu­tion doc­u­men­taire de Fla­her­ty, qu’il a connu. Vertov, qu’il admire pour ses films rhap­sodiques, ouvre l’immense diver­sité expéri­men­tale du cinéma du réel. Dans ces mat­inées Jean Rouch nous laisse décou­vrir les tré­sors du cinéma, sans pré­conis­er de modèle. Il donne l’envie de con­tin­uer notre décou­verte par la fréquen­ta­tion quo­ti­di­enne de la Ciné­math­èque. C’est ce que nous faisons en rem­plaçant des cours uni­ver­si­taires par les séances créées par Henri Lan­glois. A la Ciné­math­èque on peut voir tous les films grâce à « Ce dragon qui veille sur nos tré­sors » comme l’appelait Jean Cocteau. Aller à la Ciné­math­èque ça éveille, ça éclaire et ça nour­rit. Wim Wen­ders disait : « La meilleure école du monde est à Paris. C’est la Ciné­math­èque Française. ». Nous avions la chance d’avoir cette écoles buissonière.

Se famil­iaris­er avec son outil demande de con­naître tous les détails de la mécanique de la caméra. Intéri­oris­er l’unité de mesure des bobines de 3 min­utes de film forme à la sen­sa­tion de la durée. L’après-midi, Roger Moril­lère, opéra­teur de prise de vue, nous apporte de sa col­lec­tion, une caméra 16 mm, chaque fois dif­férente, qu’il nous fait démon­ter et remon­ter. Ainsi nous pou­vons pren­dre en main un large éven­tail de matériel. Philippe Bouch­er, ingénieur du son, nous initie au mag­né­to­phone portable Nagra.

Pour des raisons budgé­taires l’Université n’a acquis qu’un seul équipement. C’est un ensem­ble portable de vidéo ama­teur lancé en 1967, formé d’un mag­né­to­scope et d’une caméra. Des jeux avec l’ensemble portable sur la pelouse de la fac­ulté, sous la direc­tion far­felue de Vin­cent et Séverin Blanchet, un cours de gym­nas­tique mis au point par Jean Rouch et Xavier de France pallie au manque de matériel . Un cinéaste doit avoir « un bon jeu de jambes ». La lib­erté vient aussi de là. On con­naît sa fréquen­ta­tion de Rim­baud « l’homme aux semelles de vent » dont Rouch a tou­jours dans sa poche les poésies. Chaque ven­dre­di soir nous avançons vers le mur du fond du grand couloir de la fac une lampe de poche attachée sur le front. A la fin de l’année la tâche de lumière pro­jetée sur le mur étant presque stable il nous sacre « cinéastes ». Nous le croyons! Et nous avons l’audace de faire des films.

LA PEDAGOGIE DE JEAN ROUCH, « Faire des bêtis­es avec enthousiasme »

Quel rap­port peut il y avoir entre le cinéma doc­u­men­taire et le bur­lesque? Aux débu­tants qui ont peur de déranger les per­son­nages, leur vie quo­ti­di­enne avec une caméra et un micro, le sor­ci­er Jean Rouch donne un tal­is­man. Com­ment ouvrir la réal­ité, com­ment y entrer, accentuer la dynamique et la rendre vis­i­ble si on est paralysé par le mythe de l’objectivité et si on a peur de per­turber par sa présence? Le per­son­nage bur­lesque per­turbe un ordre par les mal­adress­es appar­entes de son corps, qui sont en fait des mou­ve­ments acro­ba­tiques. « Cela m’intéresse plus de provo­quer la réal­ité par la présence de la caméra, que de pré­ten­dre filmer la réal­ité telle quelle est » déclare Rouch. Quand il monte Les maîtres fous avec Suzanne Baron, mon­teuse des Vacances de Mon­sieur Hulot de Jacques Tati, il ren­con­tre le maître. Jacques Tati vient chaque soir rac­cour­cir un plan de quelques images afin de ren­forcer un gag de son film qui passe dans les ciné­mas. Il démon­tre à Rouch que la per­fec­tion ryth­mique est essen­tielle à la puis­sance du bur­lesque, modèle de pré­ci­sion de l’art ciné­matographique. Le rire est dû à l’entraînement physique hérité des arts du cirque, du music hall, de la pres­tidig­i­ta­tion… Mack Sen­nett créa­teur de ce cinéma est comé­di­en, danseur, acro­bate. « Le bur­lesque c’est le lyrisme sur­réal­iste » dit Robert Desnos. Le désor­dre est le rêve libéra­teur et c’est le cinéma de ce rêve. Rouch est proche des Sur­réal­istes. Je com­prends mieux le mélange de fan­taisie, de lib­erté et de dis­ci­pline que Rouch insuf­fle à son enseigne­ment et que partage son équipe. « Il fai­sait des bêtis­es avec ent­hou­si­asme » dit de lui un col­lab­o­ra­teur, Philippe Con­stan­ti­ni. citant Colette. Rouch donne l’exemple. Sa devise est « Pourquoi pas ?». Si on ne laisse pas entrer les erreurs com­ment le vrai entrera ?

L’enseignement à l’Université n’est pas la pre­mière expéri­ence péd­a­gogique de Jean Rouch. En 1956 il fonde, à Venise, le Comité Inter­na­tion­al du Cinéma et de la Télévi­sion (CICT) avec Rober­to Rosselli­ni. Ensem­ble, ils organ­isent un ate­lier col­lec­tif de créa­tion où se retrou­vent les futurs réal­isa­teurs de la Nou­velle Vague. D’autres ate­liers suiv­ront en Afrique. Rouch emploie avec nous la vieille tra­di­tion orale mali­enne de « la par­en­té à plaisan­terie » qui autorise des mem­bres d’une même famille à se moquer, et ce sans con­séquence. Par ce moyen de décrispa­tion sociale, il enseigne à ses étu­di­ants une façon de se rap­procher de l’autre dans un rire partagé qui crée la confiance.

L’ENSEIGNEMENT PAR LA PRATIQUE

Rouch choisit d’enseigner le cinéma comme il l’a appris lui-même, en le pra­ti­quant. Sa décou­verte de la ciné­matogra­phie en réal­isant son pre­mier film s’allie à sa fréquen­ta­tion assidue de la Ciné­math­èque. Jeune ingénieur diplômé des Ponts et Chaussées Rouch s’échappe de la France occupée pour l’Afrique. Il rejoint la Divi­sion Leclerc. Il est envoyé à Berlin à la tête d’une patrouille de recon­nais­sance du Génie. Au marché noir on trouve une caméra Arri­flex et des pel­licules 35mm Perutz pour un carton de Beef and beans. Il écrit un poème et veut en faire un film Couleur du temps, Berlin août 1945. Il part en per­mis­sion à Paris deman­der con­seil à Jean Cocteau. Le maître lui apprend qu’il doit filmer avec une équipe pro­fes­sion­nelle, un opéra­teur, un directeur de la photo, le camion son avec ses tech­ni­ciens… La lour­deur éteint l’enthousiasme du néophyte.
A la fin de la guerre il retourne à Paris. Il cherche du tra­vail auprès de son ancien patron, qui a col­laboré, con­stru­isant le mur de l’Atlantique.
- « Qu’est-ce que vous avez fait pen­dant ces quatre ans ? »

- Moi j’ai fait la guerre. Répond Rouch

- Quel temps perdu !

Rouch se lève et sort sans un mot.

- J’avais payé ma dette à la France. J’étais libre ! »

Avec deux amis il décide de descen­dre le fleuve Niger en pirogue « notre règle de vie était de faire ce que nous aimions… ». Ils sont cor­re­spon­dants de l’Agence France Presse et Rouch filme. Il ne sait pas com­ment tourn­er un film. Il va chercher con­seil auprès de copains. Jean Lods, co fon­da­teur de l’école de cinéma IDHEC «qui voulait nous aider, nous dit, il faudrait que vous par­tiez avec des opéra­teurs… La même his­toire que Cocteau ! ». Un copain Edmond Séchan con­seille « Va aux Puces on trouve des caméras. » Il achète une caméra « pour mille balles » (140 €). A cette époque le 16 mm est le format des films de familles. Les mil­i­taires améri­cains ont filmés les com­bats, le débar­que­ment, la libéra­tion des camps, avec des petites caméras d’amateur 16mm, sans le son. Quand Samuel Fuller, John Huston, Georges Stevens et les cinéastes engagés repar­tent, beau­coup vendent aux Puces leur caméra Bell and Howell. C’est l’une d’elles que Rouch achète. A la dif­férence des cinéastes améri­cains qui retour­nent à Hol­ly­wood retrou­ver le cinéma de studio et affron­ter l’industrie ciné­matographique en son sein, Jean Rouch con­tourne les con­ven­tions de l’industrie. Son tra­vail ouvre un sen­tier à l’écart du studio et de la « qual­ité française ».

En 1946 un avion con­duit en Afrique les trois aven­turi­ers et une équipe de jeunes explo­rateurs, pour laque­lle leur copain Edmond Séchan est opéra­teur. Lors d’une étape en plein désert l’avion rate le décol­lage. Pen­dant la répa­ra­tion Edmond Séchan donne quelques cours par­ti­c­uliers au jeune débu­tant Rouch. Il lui apprend à charg­er la caméra, à la net­toy­er, à bien con­serv­er la pel­licule en climat chaud et humide et quelques autres con­signes élé­men­taires. Cela suffit à Rouch pour se lancer dans le ciné­matographe, sans être passé par une école, mû par l’urgence et l’inspiration. Il apprend en faisant, selon le pré­cepte : le savoir s’acquiert en se trompant. Quand le jour du départ l’équipe embar­que dans la pirogue le novice laisse tomber le pied de caméra au fond du fleuve Niger. Il ne filmera jamais avec un pied.

« Quelque­fois les pro­fes­sion­nels du cinéma se sont irrités de l’imperfection tech­nique de cer­tains plans, des lignes d’horizon penchées, des rac­cords de mon­tage atyp­iques, de l’allure chao­tique de films soumis aux aléas de l’instant et de l’improvisation. C’est ce côté inachevé, voire «fauché» de son cinéma, ces traits aux­quels il tenait par-dessus tout, qui l’ont laissé en marge du «grand cinéma»… Les Maîtres Fous, Moi un Noir, La Pyra­mide humaine, Chronique d’un été ont jeté un pavé dans la mare des écoles de cinéma. C’était un défi lancé à tous les pro­fes­sion­nels, à tous ceux qui pen­saient savoir, à tort ou à raison, com­ment il fal­lait faire des films. » écrit Jean-Paul Colleyn.
Quelques siè­cles avant, Jean-Honoré Frag­o­nard accusé d’obscénité répond: « L’obscénité c’est le léché. »
Jean Rouch confie que grâce à ce pied perdu il à décou­vert une autre présence au monde. « La caméra devient aussi vivante que les hommes qu’elle filme… » dit Rouch. Ce que Friedrich Wil­helm Murnau annonce déjà en 1924 avec « die ent­fes­selte Kamera », la « caméra déchaînée ». Chez le jeune Jean Rouch il y a la ren­con­tre de l’esprit de la Résis­tance, de la colère libéra­trice face aux petits arrange­ments de la vie poli­tique, et de tous les pos­si­bles que per­me­t­tent les tech­niques légères du cinéma ama­teur. Le débu­tant renoue avec le rêve à l’origine du ciné­matographe d’un esprit et d’un corps libres et en mouvement.

« Partager mon regard »

Les Actu­al­ités français­es achè­tent les images de Rouch. Les pro­fes­sion­nels élim­i­nent les nom­breux défauts, ajoutent une musique pseudo africaine et des images d’animaux qui ne vivent pas au bord du grand fleuve. Le com­men­ta­teur du Tour de France dit Au pays des mages noir, avec la con­de­scen­dance due aux « sauvages ». Bien qu’en voyant des pro­fes­sion­nels au tra­vail il com­prenne cer­tains ressorts de la dra­maturgie et du mon­tage, Rouch sent qu’il a trahi ses amis africains. Par ce détourne­ment il s’agit de propager « La mis­sion civil­isatrice de la France ». Après cette douloureuse ini­ti­a­tion il ne jure que de revanche : «J’étais furieux. Ca allait contre quoi il fal­lait lutter. J’avais honte. Je n’oserais jamais mon­tr­er ce film à mes amis nigériens. Le Noir de cette époque était un Noir humil­ié, tout nu. Il fal­lait recom­mencer en prenant le temps de faire un autre film, pour mon­tr­er une Afrique qu’il fal­lait décou­vrir. Décou­vrir ça veut dire con­naître. Pour con­naître je devais partager mon regard avec les gens que j’avais regardés. »

« Un cinéma au rabais »

Le ven­dre­di soir, après le cours de cinéma à l’Université, la famille Blanchet offre son hos­pi­tal­ité chaleureuse à son domi­cile du Quai Bour­bon. S’y retrou­vent sou­vent Jean Rouch, Jean-Pierre Beau­viala, Jacques d’Arthuys, des étu­di­ants de Paris X, François Pain, André Van In. Lors de soirées arrosées de Gris Meu­nier, nous imag­i­nons des pro­jets et des façons de les réalis­er. L’ambiance fes­tive de nos ren­con­tres nous semble devoir accom­pa­g­n­er tout ce que nous réalis­erons ensem­ble. On rêve de con­tourn­er l’idéologie des télévi­sions offi­cielles, et «que les nou­veaux outils per­me­t­tent aux peu­ples d’exprimer leurs iden­tités culturelles».

En 1977 la jeune république du Mozam­bique est prise dans une guerre civile. Le gou­verne­ment décide de doter le pays d’une infra­struc­ture ciné­matographique totale­ment dédiée à la révo­lu­tion et au développe­ment pop­u­laire. L’attaché cul­turel français Jacques d’Arthuys, souhaite que son ami Jean Rouch s’associe à cette ini­tia­tive. Pen­dant un pre­mier séjour en 1977, le tour­nage d’un film est organ­isé dans une usine de bière auto gérée. C’est à la fois une prise de con­tact avec le monde ouvri­er et la démon­stra­tion tech­nique pour les étu­di­ants en cinéma de l’Institut Nation­al de Cinéma d’un plan séquence marché avec une caméra 16mm.
L’année suiv­ante, le Mozam­bique invite des cinéastes connus à filmer le pays. Il répond qu’il ne fera pas de film. Il pro­pose que ce soient les Mozam­bi­cains, des non cinéastes, qui fil­ment après une brève prise en main des équipements dans un ate­lier. La ciné­matogra­phie, ne s’enseigne pas avec des mod­èles ou dans un cours magis­tral. Le savoir n’est pas détaché d’une expéri­ence, d’un désir. Il s’incarne pour chacun dans un pas­sage à l’acte, une réal­i­sa­tion. Un ate­lier de for­ma­tion au cinéma doc­u­men­taire fondé sur la pra­tique est créé. Dans cette expéri­ence de réal­i­sa­tion qui s’étend de juin à sep­tem­bre 1978, Rouch con­firme sa péd­a­gogie grâce à un équipement com­plet super 8mm, caméras, lab­o­ra­toire, pro­jecteur et vision­neuses de mon­tage. Françoise Fou­cault se rap­pelle le pro­gramme: « on tourne le matin, on développe à midi, on monte l’après-midi et on pro­jette le soir ». Chaque tour­nage est pro­jeté et com­men­té, per­me­t­tant une réflex­ion avant le prochain tour­nage. C’est là que ce pro­duit un ren­verse­ment essen­tiel au cinéma du réel, « C’est ce que je trouve qui m’apprend ce que je cherche » selon la for­mule du pein­tre Pierre Soulages. Comme le fleuve le réel trace son propre cours. Chaque réal­isa­teur ou réal­isatrice réalise son film, les Mozam­bi­cains témoignant de leur propre réalité.

Ce type d’Atelier pop­u­laire ne con­vient pas à l’Institut Nation­al de Cinéma, favor­able à des films plus « pro­fes­sion­nels ». Jacques d’Arthuys résume les cri­tiques enten­dues « On juge couram­ment que le super-8 est un cinéma au rabais et presque tous les pro­fes­sion­nels l’ont redit à propos du tra­vail fait à Maputo … Autre série de cri­tiques : l’expérience du Mozam­bique est dém­a­gogique, il n’y a pas de cinéma sans spé­cial­i­sa­tion, sans savoir élaboré, sans hiérar­chie… Un spé­cial­iste de la com­mu­ni­ca­tion… l’a jugée néo-colo­niale parce que financée par la Min­istère des Affaires Etrangères français. Tel n’a pas été l’avis de la Télévi­sion Mozam­bi­caine, qui, pour son inau­gu­ra­tion, en 1979, a choisi la série com­plète de films réal­isés par l’Atelier. » Toutes les réti­cences provo­quent notre fougue et déclenchent l’aventure des Ate­liers Varan. Cet ate­lier encadré par des étu­di­ants en cinéma de Paris X inspire la péd­a­gogie du pre­mier stage en été 1980 de ce qui sera Varan.

SINGULARITE DE VARAN

« Bien avant que tant d’écoles de cinéma ne s’installent aux quatre coins du monde, et alors même que ne ces­sait de s’expérimenter, vif et vivace, un cinéma de l’autonomie, dit « léger », dit « direct », un cinéma, bref, très arti­sanal, en 16mm et son direct syn­chrone, et alors que Jean Rouch, Jean-Luc Godard et Pierre Per­rault, et John Cas­savetes, et Eric Rohmer, pour ne citer qu’eux, fil­maient ainsi depuis dix ou quinze ans, les Ate­liers Varan se don­nèrent pour mis­sion de former non seule­ment des jeunes cinéastes du monde entier, mais de les former à devenir eux-mêmes des for­ma­teurs. La sin­gu­lar­ité de Varan est d’abord là, dans cette boucle heureuse qui relie l’apprentissage et la pra­tique. » Jean-Louis Comolli

Au Min­istère des Affaires Extérieures Jean Rouch et Jacques d’Arthuys trou­vent l’accord pour qu’un stage de for­ma­tion inter­na­tion­al à la réal­i­sa­tion doc­u­men­taire ait lieu à Paris. Les Ambas­sades mobil­isées envoient des bour­siers d’Amérique du Sud, de Mada­gas­car… Un grand apparte­ment rue d’Iéna est mis à dis­po­si­tion. Le stage se fait avec l’équipement Super 8mm. Jean Rouch, son assis­tant et com­plice à Paris X Vin­cent Blanchet font appel à Philippe Costan­ti­ni, Nadine Wanono, Dominique Terre de retour du Mozam­bique et à d’autres anciens étu­di­ants de Paris X et cinéastes, Alain Martenot, et moi. André Van In, malgré son expéri­ence de réal­i­sa­tion du film Geel tourné avec Vin­cent, doit jouer le sta­giaire belge afin que nous ayons l’aide com­plète du Min­istère. Il fera très bien son per­son­nage. A la demande pres­sante et unanime des étu­di­ants qu’il a assistés si ami­cale­ment comme chargé de cours avec son frère Vin­cent, Séverin Blanchet est inté­gré dans les for­ma­teurs. Jean Rouch passe quelque­fois avec son ami Enrico Fulchignoni assis­ter à la pro­jec­tion de rushes. Trop pris par ses films Rouch inter­vient peu, tout en sou­tenant sans relâche le groupe. Jean-Pierre Beau­viala donne un cours d’optique et de mécanique, lumineux et mémorable. Le stage se développe dans deux pièces séparées, matéri­al­isant deux ten­dances péd­a­gogiques. Vin­cent Blanchet accroche des hamacs dans le grand salon. Avec Jacques d’Arthuys ils « prêchent», quelque­fois allongés, les valeurs humaines et révo­lu­tion­naires du cinéma doc­u­men­taire. Ils repren­nent ainsi le projet orig­i­naire de Mai 68 « de la néces­sité absolue de mettre le cinéma au ser­vice du peuple ». La voca­tion de cet ate­lier, et de tous ceux qui suiv­ent, est « de former non seule­ment des jeunes cinéastes du monde entier, mais de les former à devenir eux-mêmes des for­ma­teurs ». Après ces plaidoy­ers Vin­cent montre le matériel et lance son groupe dans le tour­nage d’un film réal­isé en commun par les 4 sta­giaires sud améri­cains La princesse Mimi. De nom­breuses séquences sont sur Béton vibré le groupe de rock de Vin­cent et Séverin. Dans une autre pièce Séverin Blanchet, les anciens du Mozam­bique et moi dévelop­pons une autre méth­ode. Nous syn­théti­sons la for­ma­tion dévelop­pée au Mozam­bique et mon expéri­ence des 3 ate­liers faits à la demande du cinéma Lux de Caen. Les sta­giaires pré­cisent les sujets de films. Nous dis­tribuons jusqu’à quatre cas­settes de 3 min­utes en fonc­tion des séquences à tourn­er, préal­able­ment décrites. Les pel­licules à dévelop­per sont portées le soir au lab­o­ra­toire Kodak de Sevran dans la région parisi­enne. Le lende­main nous vision­nons avec tous les sta­giaires les rushes. Nous avons le bon­heur de voir des images dif­férentes des descrip­tions d’avant tour­nage. Nous en dis­cu­tons avant un nou­veau tournage.

Répon­dant à une demande de trav­el­ling, Vin­cent apporte des patins à roulettes. Il entraîne les sta­giaires qui tra­versent les salles à toute vitesse, où chutent devant l’écran en pleine pro­jec­tion… Vin­cent inau­gure ainsi une suite de brico­lages sur­prenants sur le matériel qu’il opère en direct dans la salle de cours. Cette pra­tique ingénieuse per­pétue la dynamique des débuts du cinéma direct où l’inventivité s’allie avec l’amour de l’imprévu. Les frères Maysles con­stru­isent leur caméra avec des par­ties d’autres caméra. Jean Rouch bricole ses char­i­ots de trav­el­ling. Une pirogue sur le fleuve Niger, une brou­ette, prélu­dent à la 2CV que poussent en 1961 Michel Brault et Rouch pour le trav­el­ling de Chronique d’un été.Vincent Sorel racon­te : « Tournée en trav­el­ling arrière, Marce­line Lori­dan marche en direc­tion de la caméra… le Came­flex est placé dans la 2 CV de Rouch : bloqué au fond du coffre, le viseur de l’appareil est alors obstrué. Brault et Rouch, chacun appuyé sur une des ailes de la voiture, aban­don­nent la caméra afin de pouss­er le véhicule, qu’ils lais­sent ensuite s’éloigner et s’arrêter seul. …même si leur équipement était pré­paré par André Coutant – qui a dess­iné le Came­flex chez Éclair – le syn­chro­nisme restait très approx­i­matif. … Alors que la volon­té tech­nique est d’être en prise directe avec ce que l’on filme (la visée reflex fait partie du dis­posi­tif idéal), cette séquence emblé­ma­tique des prémices du cinéma direct est non seule­ment tournée à l’aveugle, mais les cinéastes ne peu­vent pas enten­dre ce que dit Marce­line. Il s’agit d’un son direct, l’image et le son étant enreg­istrés dans le même mou­ve­ment et en même temps, cepen­dant le syn­chro­nisme reste artisanal… ».

Pen­dant ce stage les for­ma­teurs mon­tent avec les réal­isa­teurs sur des vision­neuses. Elis­a­beth Kap­nist mon­teuse et réal­isatrice intè­gre le groupe. Un des nerfs de notre péd­a­gogie ce sont aussi les soirées fes­tives que nous pas­sons tous ensem­bles et qui causent sou­vent des retards aux cours des matins. Dans ce bouil­lon­nement désor­don­né et créatif chaque sta­giaire de notre groupe fait son film en super 8mm. Les 9 films offrent des images divers­es et fortes de la vie à Paris. Un film de stage, Sous le pont Mirabeau, du jeune poète mal­gache Elie Rajaonar­i­son déclenche une polémique vio­lente entre nous. Elle révèle les dif­férentes ten­dances ciné­matographiques qui exis­tent dans le groupe Varan. Le réal­isa­teur choisit de dire un poème en prose, superbe de douceur et de révolte contre la fas­ci­na­tion exer­cée par la cul­ture de l’ancienne puis­sance colo­niale. Sa voix off, reprenant des vers d’Apollinaire, s’associe à des images. Elles enchâssent des séquences de vie en cinéma direct. La voix off et les images inspirées par les paroles, sont jugées hétéro­dox­es. Nous nous sen­tons tous inspirés par le cinéma direct. L’éthique de la rela­tion filmeur filmé nous semble à tous essen­tielle. Faut il inter­préter toutes les indi­vid­u­al­ités et les cul­tures en cinéma direct ou laiss­er l’expression sans greffe ? Ceux qui défend­ent sa pra­tique stricte pour la for­ma­tion débat­tent avec ceux qui admet­tent un cinéma «direct impur». Ils pren­nent comme exem­ple les films de Rouch, avec sa voix de con­teur et sa fan­taisie de mise en scène. Il fut l’un des précurseurs du cinéma direct. L’autonomie donnée par ce mou­ve­ment ampli­fia sa lib­erté créa­trice dans le cinéma du réel comme dans la fic­tion, la comédie, le conte.

Théoris­er ou éclair­er cer­tains aspects de l’histoire du cinéma, est conçu comme risque de for­matage et de dénat­u­ra­tion des iden­tités par­ti­c­ulières et de « l’inspiration du moment » au profit de mod­èles. Cer­tains d’entre nous ne parta­gent pas cette méfi­ance envers la con­nais­sance. Henri Lan­glois créa­teur de la Ciné­math­èque Française est proche. Né à Izmir, il dit que les films, comme les tapis, doivent être sortis et donnés à voir pour rester en vie. Henri Lan­glois met en scène des pro­grammes mirac­uleux. Son sens poé­tique révèle la magie du cinéma, qu’il appelle « l’art du som­meil ». « Je ne dis jamais : ce film est bon, ce film est mau­vais. Ils le décou­vrent par eux-mêmes. Je ne les aide jamais, je ne leur enseigne jamais rien. Je mets de la nour­ri­t­ure sur la table, ils la pren­nent, ils la man­gent et ils con­tin­u­ent à manger. Tout ce que je fais c’est de leur donner de la nour­ri­t­ure, encore et tou­jours ». Con­fi­ant dans les capac­ités diges­tives des sta­giaires, le stage suiv­ant, Pierre Baudry réus­sit à animer un sémi­naire. Puis Jean Rouch pro­jette son his­toire du cinéma en parte­nar­i­at avec la Ciné­math­èque Française. Ainsi s’ouvre la pos­si­bil­ité pour Varan d’être un lieu de réflex­ion sur le cinéma du réel.

LE NOM VARAN, Les voleurs de Marsipulami,

Comme beau­coup de groupes notre vie idéologique est tour­men­tée. Les réu­nions, les débats se suc­cè­dent, les exclu­sions, les départs et les arrivées de nou­veaux mem­bres aussi. André Van In qui nous accom­pa­gne depuis le début est offi­cial­isé. Il fait entrer Pierre Baudry. Lors du deux­ième stage en 1981 nous cher­chons un nom à ce groupe et ne le trou­vons pas. Une étu­di­ante égyp­ti­enne de Jean Rouch nous fait miroi­ter la créa­tion d’un ate­lier en Egypte. Nous rêvons tous d’aller aux bords du Nil. Un de nos nou­veaux col­lègues Jean-Loïc Portron et Sev­erin Blanchet, lecteurs de bandes dess­inées, asso­cient nos voeux à leur con­nais­sance ency­clopédique des aven­tures de Spirou et Fan­ta­sio. Dans Les voleurs de Mar­sip­u­la­mi, un varan s’échappe d’un zoo en criant « vite au Nil ! ». Nous sommes comme ce varan. Notre nom est trouvé. Le stage en Egypte se fait… trente ans après.

Les Ate­liers Varan ont aussi une réal­ité économique et admin­is­tra­tive. L’administratrice Chan­tal Rous­sel et le prési­dent Jean-Pierre Beau­viala, veil­lent à l’organisation néces­saire de ce groupe exubérant. Ils sauvent de nom­breuses fois Varan de naufrages et de fail­lites. Le relais se trans­met jusqu’aujourd’hui avec la même rigueur et le même engagement.

MODERNITE DU CINEMA DIRECT

La néces­sité d’inventer un nou­veau dis­posi­tif de tour­nage afin de filmer au plus près, avec les per­son­nages existe depuis l’origine du cinéma. De nom­breuses années il a fallu se passer du son syn­chrone afin de préserv­er la présence par­ti­c­ulière per­mise par les caméras légères ou d’amateurs. Richard Lea­cock qui assiste Robert Fla­her­ty sur Louisian­na Story observe :« Je me suis aperçu que lorsque nous tra­vail­lions avec de petites caméras, nous avions une mobil­ité excep­tion­nelle, nous pou­vions faire tout ce que nous voulions et nous obte­nions un mer­veilleux sens du cinéma. Mais dès que nous devions filmer du dia­logue en son syn­chrone, toute la nature du film était mod­i­fiée. C’était comme si le film s’était arrêté. Nous avions de très lourds enreg­istreurs à dis­ques et la caméra deve­nait une espèce de mon­stre qui pesait cent kilos. Fla­her­ty préférait cela à la post syn­chro­ni­sa­tion qui ne donne qu’une fausse spon­tanéité. Il était tout à fait con­scient de ce prob­lème : il était impos­si­ble de filmer cor­recte­ment des séquences sonores où les gens par­laient entre eux et nous com­mu­ni­quaient leurs émo­tions… Rien ne pou­vait être fait jusqu’à l’invention du tran­sis­tor, qui rendit portable l’équipement sonore et permit la synchronisation. »

De jeunes cinéastes du Québec des USA et de France vont bricol­er ou sus­citer l’invention d’appareils porta­bles syn­chrones. C’est ce mou­ve­ment de la fin des années 50 qu’on appelle cinéma direct. Au con­tact du réel filmé les récits, leur forme se réin­ven­tent, le corps de l’artiste par­tic­i­pant à cette écri­t­ure grâce aux équipements légers. Car­o­line Zeau le définit ainsi :« Dans tous les cas, il est ques­tion de réin­ven­ter le cinéma au con­tact du monde, de réduire l’encombrement des inter­mé­di­aires super­flus (lour­deurs tech­niques, usages pro­fes­sion­nels) et de renon­cer au con­trôle de l’univers filmé pour attein­dre-ou retrou­ver- une qual­ité de présence fondée sur le principe de participation »

Depuis l’origine des Ate­liers Varan en 1980 la for­ma­tion est artic­ulée sur le cinéma direct. Aujourd’hui nos équipements de tour­nage et nos façons de filmer en sont le fruit. Sans que nous en ayons con­science quand nous fil­mons nous avons en nous toute une his­toire. La sit­u­a­tion de cer­tains ate­liers ont des simil­i­tudes avec des moments de créa­tion de ce cinéma. Quand l’Atelier Varan Viet­nam com­mence en 2004 les films doc­u­men­taires nationaux sont des images sonorisées par une voix off. Un des effets de l’atelier fut d’initier un cinéma syn­chrone et de rem­plac­er le com­men­taire offi­ciel par les voix des Viet­nami­ennes et des Viet­namiens. Ce qui ne fut pas tou­jours accep­té par la cen­sure. Cela rap­pelle les débuts du cinéma direct syn­chrone aux USA par de jeunes jour­nal­istes sat­urés de doc­u­men­taires où le com­men­taire off rendait l’image non par­lante inutile.

Le projet d’un Ate­lier Varan au Sri Lanka en 2026 vient de la volon­té d’un groupe de jeunes cinéastes sri lankais de réalis­er et de mon­tr­er un autre cinéma que celui, inspiré par le cinéma hol­ly­woo­d­i­en, qui occupe les fes­ti­vals du pays. On pense à la révo­lu­tion tran­quille des années 50, qui est un mou­ve­ment de réap­pro­pri­a­tion cul­turelle d’où nait un cinéma nou­veau au Québec, à l’ONF au sein du « studio français ». Pour donner une idée de l’e­sprit doc­u­men­taire qui règne alors, il suffit de dire que les plans du stu­dios de L’Of­fice Nation­al du Film qui sont alors con­stru­its à Mon­tréal repro­duisent en tous points ceux du modèle hol­ly­woo­d­i­en. On aura seule­ment pris soin d’en réduire la taille au quart. L’idéal esthé­tique et les procé­dures tech­niques qui règ­nent, même dans le doc­u­men­taire, sont une imi­ta­tion du cinéma de studio hol­ly­woo­d­i­en. Michel Brault, Tech­ni­cien inven­tif, entré à l’ONF comme caméra­man et éclairag­iste, dit « Je me donne 2 ans pour chang­er tout ça ». En 1958 Les raque­t­teurs est le pre­mier film tourné avec une tech­nique que Brault a dévelop­pée, la caméra à l’é­paule. Marcel Car­rière y ten­tera le tour­nage syn­chrone avec l’en­reg­istreur Sproke­tape. Le doc­u­men­taire et le cinéma à sa suite ne sera jamais pareil.

Notre col­lègue Marie-Claude Treil­hou dit le sens du cinéma direct pour l’apprentissage à Varan:« N’est-ce pas le seul outil dont nous dis­posons pour faire com­pren­dre ce qu’est le cinéma, ce qu’est la mise en scènes du réel, sa mise en forme, ce qui le rap­proche de la fic­tion et fait trem­bler juste­ment toutes les fron­tières, ce qui les ques­tionne le mieux… ce qui est le plus fort garant de justesse et de pro­fondeur, le plus sub­ver­sif, ce qui “témoigne” des tré­fonds poé­tiques de l’être, ce qui ren­voie aux jardins d’en­fants les procédés “nerveux”(nouveau mot d’or­dre), à pro­pre­ment parler hys­tériques, de ce que font les télévi­sions de plus mis­érable, nous faisant honte à tous? Ce qui résiste au temps (en amont, en aval), à la fureur de l’u­til­i­tarisme, ce qui rend une dig­nité à ce “jeu” de toute exis­tence, équiv­oque, com­plexe, para­dox­al?… De bannir rad­i­cale­ment le principe de l’in­ter­view de tous les films de stage… et n’y avoir recours qu’en toute dernière instance? Que l’on sache qu’ici, c’est cela que l’on trouvera. »

Avec sa devise, Jean Rouch nous invite à l’imagination et à l’audace : « Pourquoi pas ? »

Jean-Noël Cris­tiani, Paris le 14 Févri­er 2025